Repoussant son porte-documents,
Camille soupira. AFE, ICM, … et toutes les autres abréviations lui brûlaient la
rétine. Heureusement, elle avait un glossaire d’acronymes et un index de
thématiques. A 23 heures 31, à J-3, elle avait encore le nez dans ses fiches
alors que sa colocataire Sandra – en vacances depuis une semaine – faisait la
tournée des bars avec ses camarades de promotion. Elle aurait aimé pouvoir être
aussi insouciante mais non, elle préparait un concours et la première étape
était « l’éthique et les
responsabilités d’un fonctionnaire d’Etat, modèle exemplaire de notre société (…) ».
Elle entendait encore Lucie réciter des bribes de cours d’AFE, qu’elle retenait
malgré elle en étant plongée dans un autre cours.
Au
final, elle se demandait encore quelles raisons faisaient qu’elle – Camille Duchamp,
oratrice née et actrice – révisait pour des oraux. Le pire étant que, plus elle
révisait et plus tout se mélangeait. L’acquisition de nationalité française se
brouillait avec les conditions de résidence et de scolarisation, qui elles se
brouillaient avec les actions gouvernementales pour la scolarisation des
enfants de l’immigration, qui elles se brouillaient avec les dispositifs
pédagogiques des enfants non-francophones, qui … Bref, vous avez compris le
truc !
Avisant
d’un air confus ses fiches bristol ainsi éparpillées dans le porte-documents
béant, Camille songea qu’elle en avait fait suffisamment pour cette longue
journée. Elle traîna son corps fatigué vers le canapé-lit qu’elle ne pris même
pas la peine de défaire ou de couvrir et se laissa tomber contre les coussins
moelleux. Sa tête avait à peine atteint le tissu qu’elle s’endormit d’un
sommeil agité.
__
Son
téléphone sonna avant même le lever du jour … Tirée malgré elle des bras de
Morphée et du confort de son canapé, elle décrocha, la voix pâteuse. Entendre
Lucie de si bonne heure l’étonna plus qu’elle ne l’eût cru.
« C’est
une catastrophe ! » cria-t-elle si fort que Camille dut éloigner le
téléphone de son oreille, craignant pour ses tympans. « Une catastrophe …
Un cauchemar … ». Lui laissant quelques minutes pour qu’elle s’apaise et
lui raconte les raisons d’une pareille agitation, elle ouvrit sa fenêtre sur
une belle journée d’été. Elle esquissa un sourire : rien de mal n’arrive
jamais en été !
« Les
oraux ont été avancés ! » cria encore Lucie, l’arrachant de son
agréable rêverie. Camille hurla à son tour dans le téléphone, sans reprendre
son souffle. « Quoi ?! Mais c’est le drame, dis-moi que je rêve !
Avancés, mais quand ? Pourquoi ? Et comment ? Qui est au courant ?! ». De
toute la cacophonie qui s’en suivit, elle comprit uniquement ceci : « jury
… en avance … vacances … pas prête … misère … cet après-midi … rectorat … pas
prête … catastrophe … catastrophe … jamais … »
Jetant
un coup d’œil succinct à sa montre, elle jura. Le téléphone vola à travers la
chambre, l’eau de la douche s’alluma, une porte claqua. Sous la pression,
Camille était d’une efficacité légendaire – mais elle détestait se presser
comme ça. Faisant fi des apparences, elle sauta hors de l’eau pour emmêler ses
cheveux bruns dans un chignon négligé et passer son tailleur gris : une
classe sans classe, observa-t-elle en rassemblant ses affaires.
__
En
deux heures, elle avait atteint les bureaux du rectorat où elle devait passer
deux oraux consécutifs avec M. Poyet – une légende de l’enseignement. Les bouchons avaient
été facilement dépassés avec les routes de campagne et elle s’était arrêté pour
un dernier café sur l’aire d’autoroute en relisant ses fiches. Elle en arriva sereine et détendue.
« Numéro ? »
couina la secrétaire aigrie de l’entrée.
« 911 806
36 33. » Camille récita ce numéro comme rien, il fallait dire qu’elle s’en
souvenait encore des écrits. Mais si elle l’avait appris, c’était surtout parce
que cette année était la bonne. Elle le sentait. Guillerette, elle souhaita une
bonne journée aux dignitaires qu’elle croisa dans le hall et à la femme de
ménage – pardon, technicienne de surface – qui vidait les ordures.
Lorsque
le fameux M. Poyet appela son numéro, elle entra dans la salle en souriant.
Puis … se ravisa. Les membres du jury avaient une expression dramatique,
sérieuse. Mieux valait-il être comme eux ! On lui désigna la chaise au milieu
de cette immense salle, il n’y avait aucun autre arrangement. Ni bureau, ni
fournitures. Etrange … Elle s’assit et un flash de lumière l’aveugla. Les
questions se mirent à fuser comme les tirs d’une mitraillette, sans qu’elle ne
les comprenne.
« Nationalité
… Autorisation … Sortie sans nuitée … Refus … Convaincre … Principes de l’œuvre
scolaire … Contribution … Argumentation ? ». La réelle question était :
« Sans qu’on y évoque sa nationalité, un enfant d’origine algérienne n’a
pas l’autorisation de ses parents pour se joindre à une sortie sans nuitée
organisée dans votre programmation. Devant ce refus, vous tentez de convaincre
les parents. Quels principes de l’œuvre scolaire mettriez-vous à contribution
de votre argumentation ? ». Mais ça, Camille ne l'apprit que la semaine suivante.
Un ange passa.
La gorge de Camille était serrée au point qu’aucun son ne sortait et elle se
débattit furieusement avec ses cordes vocales, n’émettant que de temps à autre
un feulement rauque comme un chat qu’on aurait énervé. Elle voulut crier et demander
de l’aide, mais elle ne contrôlait plus rien.
« Vous
êtes nulle, Mademoiselle Duchamp, nulle. Recalée ! Et puis cette tenue, ô
Seigneur … » persifla M. Poyet, dont le crâne était maintenant recouvert d’une
grotesque perruque de juriste poussiéreuse. Il ne lui aurait manqué qu’un
marteau.
Honteuse,
Camille baissa les yeux en ravalant ses larmes. Oh non ! Elle était partie
en chaussons !
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