Note : Il s'agit d'un récit de fiction.
Je
remonte le col de mon espèce de cape noire et rouge, ébouriffe mes
cheveux châtains en bataille et enfile mes Doc Marteens usées sans
me presser davantage. Je sais qu'il ne se réveillera pas avant mon
départ : sa respiration profonde empeste l'alcool, une traînée de
cocaïne décore ses narines étroites. Il ? Je n'en sais rien. Un
Homme, un animal, une bête déchaînée rencontrée dans les
méandres d'une soirée débauchée. Je n'ai pas envie de savoir en
fait. Je me fiche éperdument de son prénom, de ses sentiments. Tout
ce que je voulais de lui, je l'ai eu. La porte de son appartement
miteux se ferme en silence alors que je disparais de son existence –
éternellement.
Dans
la cité des démons, les rayons du jour essayent de percer entre les
épais nuages d'une nuit dans le brouillard. Comme en décembre,
lorsque la neige endort ces rues crasseuses et qu'il ne fait jamais
réellement jour … Les oiseaux, je ne les entends pas. Il n'y a au
loin que le bruit sinistre des industries de mécanique, claquements
sourds et grincements stridents dans les usines. L'air empeste la
luxure, la gourmandise, l'envie. Cette odeur envahit mes narines,
elle me dégoûte. Je tousse. Je crache. Je vomis.
J'allume
une cigarette alors que j'erre sans but dans ces rues désertes. Je
recrache la fumée d'un air absent, je ne regarde pas où je vais.
J'essaie de penser et c'est comme si mes songes n'existaient plus. Il
ne me reste plus rien. Je n'arrive plus à connecter entre elles ces
choses qui causent ma perte. Il y a longtemps que cette existence ne
fait plus sens à mes yeux. Je tire une latte, je souffle la fumée.
Je suis une coquille vide. C'est tout.
Je
jette ma cigarette dans une bouche d'égout au passage. J'en rallume
une autre. C'était la seule qu'il me restait encore. Quelle connerie
! Je redresse la tête et regarde devant moi : il n'y a rien qu'une
rue déserte, des voitures aux carrosseries rouillées, des portes et
des volets aux peintures ternes et écaillées. Rien n'est ouvert. Je
soupire. Je vais rendre l'âme sans nicotine. J'enchaîne ces rues
abjectes en cherchant mon salut. Y a-t-il un havre de paix dans ce
monde ?
Au
détour d'un nouveau carrefour que je joue à pile ou face, il y a un
minuscule coin de verdure : une pelouse inexistante, deux arbres mal
en point, des buissons sauvages, une monture en métal dégueulasse –
jadis un banc. Je m'y rends sans foi, ni conviction. De préférence
en traînant des pieds contre le chemin en gravillons gris comme la
pierre. J'aime le raclement discret de mes semelles contre le sol, ce
frottement de solitude me colle des frissons. Il me fait me sentir en
possession de mes moyens alors que tout s'écroule. Lorsque j'arrive
à ma destination, je soupire. En fait, cet espace n'a rien à envier
aux autres : commun, ordinaire, ennuyant.
Un
parfum d'angoisse embaume doucement l'air échauffé autour de moi.
Je l'aurais senti entre mille. Il y a une autre âme esseulée ici,
dans les parages. Aussi indifférente et détachée de cette
existence que je le suis. Je l'aperçois au loin, frêle femme-enfant
assise contre les barres de métal. Mes yeux curieux s'accrochent à
elle. Ils ne la quittent plus. Elle regarde ailleurs, au loin, comme
si elle était autre part ou dans un autre monde, peut-être.
A-t-elle aussi été la victime de ces nuits décadentes ? En
attestent ses Converses déchirées. Ses résilles trouées. Ses
manches élimées. Ses couleurs délavées. Elle transpire la peur de
ces escapades nocturnes terrifiantes. Celle qui vient envahir des
pensées embrumées dans une instance de lendemains difficiles. Celle
qui vient écraser des espoirs vains dans une instance de lendemains
meilleurs.
Sa
chevelure colorée, rouge rosée, retombe sur ses épaules dénudées.
Elle y passe la main. Elle m'aperçoit et tourne la tête dans ma
direction. Je n'ose pas sourire. Elle ne sourit pas non plus. Ses
yeux clairs me fixent avec une intensité monstrueuse. J'avance vers
elle, machinalement, jusqu'à me trouver dans son champ de vision.
Elle détourne ses yeux, avant que j'y vois ses larmes. Mais rien ne
m'échappe. Je connais ce sentiment. Cette fatalité. Elle est un
miroir de mon passé.
Mes
bras viennent trouver ses épaules. Ils l'encerclent dans une
étreinte neutre. Elle pleure. Je reste comme je suis, plantée
devant elle, en tenant son corps contre le mien. Ses bras s'agrippent
à ma taille. Je sens ses larmes contre ma peau. J'en frissonne. Mes
lèvres sèches viennent se nicher dans ses cheveux. Elle sent le
tabac, la vanille, la menthe. J'aime cette odeur étrange. Je dépose
un baiser sur le haut de son front. Réflexe. Réconfort. Elle se
redresse et me regarde en fronçant les sourcils. Je hausse un des
miens. Ma grimace lui tire un sourire. Elle ferme les yeux et revient
caler sa joue contre mon épaule. En silence.
Nous
restons ainsi un temps. Une éternité. Je revis au travers des
battements distincts de son coeur ces choses que j'avais voulu
oublier dans l'alcool, la drogue, le sexe. Tout me revient. Les
pensées m'étouffent. Les souvenirs me poignardent. Les cicatrices
me brûlent. Une larme s'échappe malgré elle et roule contre ma
joue creusée. Elle tombe. S'écrase contre la tempe de l'inconnue.
Elle se redresse, me regarde. Je détourne les yeux, mais elle saisit
mon menton entre ses doigts et elle me force à lui faire face. Que
voit-elle en moi ? Elle, le miroir de mon passé, n'est en moi qu'un
reflet d'elle-même dans le futur … La projection d'une âme
perdue, égarée. Elle est ce que j'ai été. Ce que je suis encore,
dans les profondeurs de mon être. Je ne m'en suis pas sortie. Elle
ne s'en sortira pas. Nous savons que nous sommes vouées aux errances
de l'âme, de l'esprit, du corps.
Au
loin, une effusion stridente nous rappelle à cette existence que
nous fuyons. Carnaval. Fête de nos démons. Un sourire se dessine
dans ses yeux et elle laisse sa main glisser contre ma joue avant
d'attraper dans son étreinte mes doigts engourdis. Je rends son
étreinte, hésitante. Une lueur de malice traverse son expression.
Elle sourit encore. Elle m'entraîne dans sa course folle, entre les
manifestants et entre les forces de l'ordre. Nous courrons longtemps.
Dans les rues. Entre les voitures. Entre les arbres. Entre les gens.
Dans les champs. Ailleurs et nulle part en même temps.
Nous
courrons longtemps … Avant de tomber contre le confort d'un matelas
de couvertures et de coussins. Perdues dans la découverte de nos
corps meurtris. Perdues dans l'exploration de nos âmes assassinées.
Nous respirons au même rythme, emprisonnées dans cette spirale
infernale des sens. Incapables d'attendre encore. Ses mains ont la
douceur du velours sur ma peau, mais ses yeux me transpercent dans la
contemplation de mon être. C'est comme si elle voyait au travers de
moi, droit dans mon esprit et mes pensées. Je lis dans ses yeux ce
que j'ai toujours attendu de ressentir en moi : la satisfaction.
Satisfaction de vivre. Satisfaction de ressentir et satisfaction de
faire ressentir … C'est un bonheur de sentir ces vagues de chaleur
qui font battre mon coeur et qui font tourbillonner mes pensées.
C'est
intense. Explosif, comme une bombe à retardement. Je prie que ça ne
s'arrête jamais. Jamais ! Même s'il nous faut nous autodétruire
dans un monde qui ne nous correspondra peut-être pas. Nous détruire
mutuellement. Parce que je sais nous ne saurons jamais nous sauver
l'une et l'autre de ce funeste destin auquel nous nous sommes
condamnées. Sera-t-elle la libération de mon passé ? Serais-je le
sacrifice de son futur ? L'une de nous y perdra ce qu'elle est, ce
qu'elle a de plus cher … Sa fierté, son honneur et son intégrité.
C'est un jeu d'escalade, sans filet. Tombera celle qui ne
s'accrochera pas suffisamment à l'autre, à ses espoirs. Tombera
celle qui ne se nourrira pas du fruit majestueux de cette relation.
Mais je sais qu'elle n'aura pas les épaules pour me rattraper si je
lâche ma prise. Moi non plus. Je ne les ai jamais eu, sauf en
supportant les fardeaux de l'univers que je m'imposais lorsque je
croyais être maîtresse de mes actes. Une connerie. Il faut se
sauver soi-même avant d'essayer de sauver les autres, mais ma survie
m'importe si peu …
Je
serais son sacrifice pour qu'elle vive. Le choix, cette fois, est le
mien. Mais dans les vapeurs de cette nuit artificielle, rien
n'importe plus. Il n'y a que la décadence de nos actes. Nos gorgées
alcoolisées. Nos souffles nicotinisés. Et cette poudre, fine et
blanche, qui virevolte autour de nous. Nous rions comme si rien ne
pouvait plus nous atteindre. L'espace de cet instant, nous sommes
invincibles. L'espace de cet instant, nous sommes heureuses. Mais nos
errances prendront-elles fin, un jour ?
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